Le placard des bannis

Métro

La situation devenait intenable. Les visiteurs lui crachaient au visage, franchissaient les cordons de sécurité pour faire des selfies avec leurs doigts dans son nez, le recouvraient de farine. Il fallait l’évacuer.

Jean-Yves, de l’atelier, était écœuré. C’était son chouchou, Pierre Palmade, il en était fier, il avait même recommencé la tête car le comédien, malgré son physique particulier, n’était pas si facile à représenter. Jean-Yves avait réussi à lui donner cet air surpris, un peu ahuri, qui nous faisait tous rire avant même qu’il ait ouvert la bouche, du temps de sa splendeur. Jean-Yves était un grand fan. On était désolés pour lui depuis que l’actualité rebondissait de jour en jour sur les dérives qui avaient mené l’humoriste de l’hôpital à la prison.

Pierre Palmade a donc été enlevé ce matin, on lui a mis la grande housse, on l’a dévissé de son support et il est parti à l’entrepôt. Le directeur a rédigé un communiqué de presse, il a bien insisté sur le fait que cette décision avait été prise par respect envers les victimes de l’accident. Il nous a dit de le garder un peu, histoire de voir comment tournaient les choses, mais qu’à son avis, il ne reviendrait pas. On sait bien ce que ça veut dire, on appelle ça la trempette, entre nous, en référence à Roger Rabbit : il va être fondu. On récupère les yeux, les cheveux et hop, retour à la case matière première.

C’est Manu et moi qui l’avons fait entrer au placard des bannis, comme on l’appelle. C’est tout au bout de l’entrepôt, après les bureaux et l’atelier. Il y avait des embouteillages, on était en retard mais il a quand même eu droit à la petite cérémonie d’investiture qu’on a inventée et qu’on pratique quand le directeur n’est pas dans les parages.
« Entre ici, Pierre Palmade, j’ai déclamé, avec ton terrible cortège… Faut pas croire, on connaît nos classiques. Rejoins dans cette cave tous les bannis, les déclassés, les démodés, ceux qui ont fait de la merde, comme toi ». Ça ne vole pas très haut, ok, mais ça nous fait toujours marrer. Ils ont beau être tout raides, ils sont quand même sacrément ressemblants, il ne faut pas oublier ça.

On a séparé le corps de la tête – on est français ou on ne l’est pas – et on a rangé la tête sur les étagères, à la place qui lui a été attribuée. Le corps est stocké plus loin. J’ai toujours un peu les boules quand je ferme la porte sur eux. Ça fait bizarre, ils ont les yeux grands ouverts et on les boucle à double tour, dans le noir, pour toujours ou presque. Soyons honnête (je n’en parle pas devant eux) : on les garde un bout de temps, mais en vrai, ils ne reviennent jamais.

***

– Ça va, mec ?
Pierre Palmade sursaute.
– Qui parle ?
– Bertrand Cantat. À ta gauche.
– Je me disais bien que je connaissais ta voix. Pourquoi on est dans le noir ?
– La lumière te manque déjà ? Tu sais où on est ?
– Dans la salle 6, show-biz français du spectacle vivant.
– Ça, c’était avant.
– Avant quoi ?
– Avant que Pierre Palmade ne se crashe en beauté.
– Quoi ? Il est mort ?
– Non, il a conduit défoncé et il a provoqué un grave accident.
– Le con.
Un silence consterné règne quelques minutes dans la pièce.
– Je suis viré alors ?
– Oui. Bienvenu au placard des bannis.
– Y’a qui, ici, à part toi ? Que des criminels ?
– On se calme et on respecte la présomption d’innocence, dit un homme dont Pierre Palmade identifie aussitôt la voix.
– Tiens, PPDA.
– Tu verrais dans quel état il est… chuchote Bertrand Cantat. Moi aussi j’ai été très abîmé avant qu’on me sorte.
– Fucking bitches, I’m gonna kill you all hurle un type à l’autre bout du local.
– C’est qui ?
– Weinstein.
– Il était au musée, lui ?
– Oui, avec Dujardin, pour l’Oscar, dans la salle Hollywood.
– Et Woody Allen, il est là ?
– Présent, chevrote une voix avec un léger accent.
– Qu’est-ce que je fous au rayon des queutards, moi ? demande Pierre Palmade.
– C’est la vie, répond Jacques Chirac.
Quelqu’un s’éclaircit la voix.
– Je ne pense pas que nous soyons rangés selon cette description.
– Monsieur le président ! S’écrie Pierre Palmade, quel plaisir de vous entendre ! C’est vraiment étrange qu’un grand homme comme vous ait été remisé ici.
– YOU WERE THE WORST PRESIDENT EVER ! You ruined your country in just 14 years, congrats !
– Trump !
– Il s’engueule avec Poutine toute la journée, on n’en peut plus, dit Jacques Chirac.
– Et Hitler, Staline, Mao, ils sont là aussi ?
– Qui ferait une statue d’Hitler ou de Staline ? S’exclaffe Bertrand Cantat. Note bien que Mao, tout de même, est là, mais il est gâteux, il n’entend plus rien et personne ne parle chinois, ils vont le jeter.
– Pétain ?
– Fondu.
– Michael Jackson ?
– Maintenu.
– Landru ?
– Très drôle. Tais-toi. Tu entends ?
– Non, quoi ?

Un grondement sourd rampe vers eux. L’air s’opacifie, une nappe de fumée toxique chargée de vapeurs de produits chimiques s’introduit sous la porte, venue de l’extérieur, envahissant la pièce. L’oxygène se raréfie, les têtes toussent et crient mais personne n’entend, les bureaux sont vides. L’entrepôt brûle. L’incendie, venu de l’atelier de sculpture de Jean-Yves, rempli de matières inflammables, se propage rapidement.

Les ongles tombent, les oreilles se décollent, les cheveux crépitent, les yeux s’enfoncent au fond des orbites, les lèvres fondues découvrent les dents noircies, les bannis ne forment bientôt plus qu’une grande flaque de cire visqueuse mêlée d’eau dont les pompiers arrosent les décombres du bâtiment sous le regard désolé de l’œil bleu et unique de Pierre Palmade qu’une jeune recrue, par mégarde, envoie d’un coup de pied à l’autre extrémité de ce qu’il reste de l’entrepôt du Musée Grévin.

illustration Trump Mitterrand Palmade

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7 réflexions sur “Le placard des bannis

  1. Ah s’il ne s’était pas appelé Pierre Palmade… Mais voilà il est connu et a des travers dont il n’a pas su se défaire. Mais comme tant d’autres, non? Et pourtant il est traîné dans la boue parce qu’il « s’appelle ». Je n’oublie pas les victimes, oh que non ! De toute façon grâce (ou à cause) des médias je ne peux les oublier… Je ne soutiens pas les gens qui prennent de tels risques (qui n’en a pas pris au moins une fois dans sa vie ?) mais quand même… Quel lynchage… L’être humain est sans pitié. Ah mais au fait, on ne parle plus du fils de notre ministre de la justice qui a frappé sa femme ?! Ah ben non, on a mieux à mettre sous la dent aiguisée du peuple sans pitié. Et puis chut, faut pas déc… l’un est fils de quelqu’un de sérieux, l’autre n’est qu’un vulgaire artiste…
    Merci pour ce beau travail que vous faite Zoé ! Vous trouvez toujours le ton juste.
    On se ressemble un peu avec nos filles gogos 😉

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